Les terres du Sud. L’éternelle chaleur de ces contrées s’efface peu à peu sous les assauts de la saison hivernale. Les habitants profitent des derniers jours de beau temps et de chaleur en flânant sur le sable encore chaud. Les récoltes de cet été n’ont pas été mauvaises, au contraire. L’abondance de vin et de nourriture sur les tables de banquet attire la population des campagnes et les bourgs déjà relativement épargnés, grossissent du fait de cette migration intéressée.
 
Les rares nuages portés par le vent ne parviennent pas à vaincre l’astre lumineux qui, en se couchant, laisse sa place à une myriade d’étoiles éclairant les terres sudéronnes. La musique s’élève aux quatre coins de la cité, vous entrez dans un monde olfactif inconnu et partout, des spectacles de rue ont lieu. Les quelques gardes en faction chantent au clair de lune, là contre un chariot se trouve un homme d’un certain âge, jouant d’un instrument à corde. Vous êtes libres de vagabonder où bon vous semble si tant est que vous acceptiez de suivre ces entraînantes mélodies.
 
Il n’y a pas à dire, c’est ici que le sens du rythme est le plus développé.
 

La route fut longue mais les terres du duché d'Erzac commençaient faiblement à se remettre du Cataclysme. Maintenant que l'épidémie reculait, il avait été possible de s'attaquer à d'autres projets comme reprendre les cultures, reconstruire ce qui pouvait l'être, se recueillir et prier. Enfin, il fallait reconstruire l'unité et ça, ce n'était pas forcément une chose évidente à gérer. Fort heureusement pour eux, la récolte avait été bonne et elle serait en mesure de nourrir la population tout l'hiver.

Tant de choses se sont passées en moins d'une année qu'Éléanor avait le sentiment d'avoir déjà vécu une vie. Aujourd'hui toutefois les cœurs étaient à la fête et les traditions avaient repris leur rôle. Il s'agissait de remercier les dieux de leur clémence et leur demander un hiver clément. Il était essentiel que les dieux soient de leur côté car si en plus du cataclysme, ils devaient affronter un dur hiver, beaucoup ne s'en sortiraient pas.

Toute la journée, Erzac avait été en effervescence. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas vu une telle agitation. Elle ne savait pas vraiment si elle devait trouver ça rassurant ou plutôt ubuesque. Les commerçants se gargarisaient déjà de faire ce soir quelques bonnes affaires. Il fallait dire que les temps avaient été d'une dureté inouïe et qu'il était temps pour eux que les affaires reprennent enfin. C'était le cas aussi des artistes qui n'hésitaient pas à proposer des spectacles en pleine rue contre quelques offrandes. Déjà en début de soirée, on pouvait humer les bonnes odeurs de soupes de potirons et autres cucurbitacées qui ne faisaient que donner l'eau à la bouche. Il était sûr que ce n'était pas l'espèce de pâte aux grumeaux que Mme Sambury, la cuisinière, concoctait tous les matins et qui avait un goût si ce n'est infâme, en tout cas, peu ragoutant et qui étaient bien loin de ses talents habituels. Bientôt toutefois, elle allait pouvoir de nouveau prendre plaisir à orner la table ducale de mets savoureux grâce aux bonnes récoltes qui avaient été faites. La roue de la chance avait tourné en faveur de la belle duchesse et cette dernière était bien décidée à en profiter.

C'est encapuchonnée que la duchesse se baladait parmi la foule, elle regardait ici et là les cracheurs de feu, les jonglages et autres merveilleuses choses qui étaient à voir. Afin de garantir sa sécurité et un peu d’anonymat, elle s'était couverte de sa cape de voyage qu'elle avait étrennée depuis Fort-Espérance de sorte qu'avec toutes les mésaventures qui lui étaient arrivées en chemin, la cape n'avait plus fière allure, loin de là. On pouvait ainsi décemment penser qu'elle était une villageoise comme les autres. Elle était accompagnée de dames, de sorte que l'on aurait pu penser qu'il s'agissait d'un groupe de jeunes filles du village qui décidaient de profiter des festivités d'ordinaire bonne enfant. Quelques loubards leur tournaient autour comme des vautours en soif de chair. Bien loin de s'adonner à la filouterie, ces hommes étaient plus lubriques qu'autre chose et cherchaient dans ce groupe demoiselle une compagnie pour s'adonner à quelques actes que la déesse Ela réprouverait sans le moindre doute. Peu enclin à laisser la jeune femme déambuler en paix, l'homme des plus avinés n'hésita pas à descendre son futal devant la belle, laissant là pleine vue sur ses attributs et, lui faisant face de sorte qu'il était certain d'avoir son attention, crier entre deux rires :

- Viens là ma beauté que je goutte à ta cyprine !

Passablement dégoûtée, Éléanor n'eut besoin de rien d'autre que d'ôter sa cape au piteux aspect pour laisser voir à l'assemblée sa tenue. La richesse des vêtements, la fleur de lys présente en motif sur sa robe bleue et le diadème qui ornait sa coiffure délicatement réalisée, convainquirent rapidement l'ivrogne de son erreur. L'homme blêmit, tout en reculant jusqu'à tomber au sol le cul à l'air devant les rires moqueurs de l'assemblée.

Il n'en fallut pas plus pour que les gardes ducaux qui normalement, devaient se montrer discrets, entourent le groupe de femmes qui avaient toutes laissé tomber leurs capes de paysannes. Suivant le mouvement initié par leur maîtresse, elles suivirent la jeune duchesse jusqu'à la place déposer leurs offrandes, bientôt rejointes par un groupe d'hommes visiblement de haute naissance également. Le silence régna rapidement à leur passage.

D'ordinaire, une fête était célébrée au village et une autre, plus luxueuse, au château ducal mais désormais cette tradition n'était plus. Déjà parce qu'Éléanor ne souhaitait pas que le peuple pense être victime de quelque exploitation au bénéfice des plus riches mais également parce qu'elle souhaitait envoyer là un symbole d'unité dans l'adversité. Tous avaient survécus et ainsi avaient été bénis des dieux, elle en était convaincue.

La place qui jusque là servait de piste de danse était libre de sorte que tout ce groupe d'inhabituels l'investit et décida de donner un tout autre spectacle à voir aux gens du village.

Une fois ces dames en position, l'assemblée fut surprise de voir se joindre à elles quelques messieurs en nombre suffisants pour leur permettre à toutes de danser. La jeune duchesse invita alors d'un regard le vieil homme reprendre sa viole de gambe et se mettre à jouer. Dans l'air chaud des premiers jours d'automne, une musique joviale et entraînante s'éleva alors. Elle aurait juré qu'il rougissait tant le trac soudainement le gagnait mais n'eut pas le temps de s'en enquérir plus car sitôt, les danseurs régalèrent les yeux de l'assistance avec leur grâce et leur maîtrise dans leurs belles tenues, certes défraichies mais toujours faites de tissus des plus riches et de dorures avantageuses.

Éléanor dansait avec un homme qu'elle connaissait bien pour être le fils de l'un de ses plus puissants vassaux. Habituée à le voir à la cour ducale, elle avait partagé avec lui bien des rires.

Les deux complices avaient monté leur coup depuis longtemps afin de rendre ces festivités encore un peu plus amusantes pour tout le monde. Enfin un peu de gaieté venait embaumer l'air parfumé de ces derniers jours de beaux temps qu'ils vivaient avant que l'hiver ne vienne envelopper l'atmosphère de sa fraîcheur naturelle.

Espérons que cette année, les dieux seront plus cléments.