Dans un petit bourg à quelques miles en vol d’oiseau de la forteresse de Rochenoire, les habitants se hâtèrent de finaliser les préparatifs de la grande fête réservée aux Dieux. L’endroit n’était pas bien grand, quelques maisonnées rassemblées autour d’une place relativement étendue, au centre de laquelle trônait un amas important de bois destiné à alimenter le feu de joie du soir. Le village était entouré de pieux de bois grossièrement taillés et disposés en palissade de laquelle s’élevaient deux tours qui encadraient ce qui devait ressembler à une entrée.

 
Le nombre de gardes était ridicule. Cinq ou six peut-être, juste assez pour faire régner l’ordre dans ce village d’une quarantaine d’âmes, dont beaucoup d’enfants. Mais une rumeur courait, selon laquelle le chef du village avait fait mander jongleurs, chorégraphes, cracheurs de feu et autres joyeusetés du genre depuis Rochenoire. Au total, une quinzaine de nouveaux arrivants était attendue, sans parler des fermiers qui n’hésiteront point à se rallier aux festivités. Ce que le hameau ignorait, c’était qu’une partie du clan Penderyn était en chemin. En effet ledit groupe s’était séparé en deux, l’un se dirigeant vers la capitale de ces lieux, l’autre se préparant à envahir pacifiquement le premier village sur leur route.
 
Vingt cinq personnes et quelques poneys approchèrent de l’entrée verrouillée par deux gardes en armure de cuir bouillit. Il y eut bien évidemment une petite taxe à payer qui permettrait de financer une partie de cette fête. Nora s’en acquitta bien volontiers avant de pénétrer avec ses camarades dans le village. La nuit n’allait pas tarder à tomber et la fraîche brise rappela à tous ceux présents ce que les feuillages démontraient depuis déjà quelques semaines, l’automne s’installait peu à peu sur le continent. L’humidité de l’air était telle qu’il fallut s’y reprendre à trois fois pour allumer le bûcher.  
 
La plupart des grandes tables en bois furent dressées dans des bâtiments de bois aux larges pièces centrales et ouverts sur l’extérieur. D’autres furent disposées plus ou moins aléatoirement sur la place, autour du feu sur lesquelles se trouvent légumes, boissons et volailles. La viande rouge elle, était disposée à l’intérieur, fumée dans de grands fours en pierre. L’odeur de ces mets pas vraiment fin, mais tout de même délicieux, s’élevait dans l’atmosphère tandis que les premiers chorégraphes et musiciens s’installèrent.
 
Nora s’approcha d’une table en extérieur avec la ferme intention de dévorer une cuisse de poulet convenablement rôtie. Mais alors qu’il ne lui manquait plus que quelques mètres pour accéder à son but, un loubard au ventre proéminant vînt se planter devant elle. Il lui posa une main ferme et volontaire sur l’épaule.
 
_ Pas si vite ma belle, pour s’repaître ici ‘faut prouver qu’on a un gosier d’homme. 
_ Laisse-moi passer.
_ Eh là, sois pas ronchonne m’belle.
 
La rouquine fit un pas en arrière et jeta un regard noir à l’homme qui tenait une choppe dans l’autre main. Celui-ci lui tendit avec un regard on ne peut plus lubrique.
 
_ Le premier qui s’vide a perdu.
 
Quelques villageois s’étaient réunis autour des deux protagonistes, faire boire une femme était une aubaine pour beaucoup d’entre eux et les premiers encouragements se mirent à fuser. Sous la pression environnante, la Nordique céda et prit la choppe pour la vider en quelques gorgées. Une table ronde fut amenée, ainsi que deux chaises que l’on ficha dans la boue. Les deux protagonistes prirent place sans se quitter des yeux. Un homme bien bâtit s’approcha d’eux et laissa sa grosse voix dominer le terrain.
 
_ Les règles sont simples. Le premier à dégueuler a perdu, tous les moyens sont bons. Et maintenant. Buvez !
 
Les choppes furent remplies d’un mélange entre de la bière et de l’hydromel. Au signal, la géante et le loubard se mirent à boire tandis qu’une musique aux sonorités aussi agressives que pouvait l’être l’accordement de l’instrument couvrait les bruits peu élégants de deux gosiers en pleine action. Minutes après minutes, les alcooliques notoires devinrent l’attraction principale du village et ils vidèrent maintes et maintes choppes non sans éructer et perdre tout semblant d’éducation qu’ils auraient pu avoir.
 
Non seulement il y avait ce jeu principal qui était de boire jusqu’à plus soif, mais s’ajoutaient moult règles au fur et à mesure tel que boire sur une jambe, se faire vider une choppe entière dans le gosier par un camarade ou encore gagner des parties de bras de fer. A chaque défaite, une choppe en plus se rajoute. Les deux ânes étaient déjà bien alcoolisés quand l’initiateur de la compétition proposa une lutte. Ni une, ni deux, Nora se redressa pour mieux chuter dans la boue sous les rires gras des villageois. Arrachée au possible, elle réussit tant bien que mal à se relever pour tenir une stature haute et pédante malgré un regard vitreux. L’homme s’approcha avec tout autant de difficultés et après avoir raté son premier coup, il se prit un magistral coup de genou qui fit remonter ses joyaux jusque dans son estomac. L’homme chuta au sol et Nora profita de l’occasion pour se laisser tomber, le coude en avant sur le bidou prononcé du malheureux qui éjecta tout son contenu dans la seconde. Le silence se fit durant quelques minutes puis des hourras s’élevèrent tandis que le pauvre bougre gisait à moitié conscient dans son hydro-bière. La rouquine, couverte de boue, claqua la main d’un de ses camarades, comme pour lui passer le flambeau dans cette compétition qui se poursuivra toute la nuit.  
 
En attendant de reprendre ses esprits, elle se dirigea tant bien que mal vers les tables en bois pour se repaître de gibier et de pommes de terres afin de combattre cette irrésistible envie de recracher tout le houblon assimilé.

La boustifaille fut à la hauteur de l’événement. Voilà bien longtemps que la Penderyn ne s’était empiffrée de cette façon. Le gras et l’huile glissaient le long de ses lèvres abîmées par le vent glacial, quelques gouttes chutèrent pour heurter la table de bois et mourir en une flaque informe renvoyant la lumière projetée par les flammes. Déchiquetant les poulardes et autres cailles, son talon heurtait le plancher de la grand’salle au rythme des musiciens. La cornemuse se mêlait aux chants et aux tambours en un ensemble à la fois fort et harmonieux.

Au fur et à mesure de la soirée, la foule se rapprochait de plus en plus des musiciens et l’hydromel se mêlait aux barbes et aux vestons de fourrure de telle sorte que toute l’assemblée ne tarda pas à accompagner la musique en claquant des pieds et des mains. Laissant la ripaille aux vautours et autres affamés, Nora quitta la table en quête d’une coupe du doux breuvage au miel. Celle-ci ne fût point aisée car les coups de talons sur le sol manquèrent trop souvent de lui briser le petit orteil, sans parler des bousculades et des claques affectives sur le dos. Elle accéda enfin aux chopes et pu se saisir du Graal pour le porter jusqu’à ses lèvres et déguster son contenu. Et diantre quel contenu ! Elle se mit à boire et boire et reboire à tel point que la mousse s’agglutina au-dessus de sa lèvre supérieure. Quelques gorgées suffirent pour que l’envie de rejoindre la danse ne la prenne. Quelques pas furent nécessaires pour la mener au cœur de l’animation et entamer une succession de mouvements aux origines troublantes et aux effets troublants.

Fanfaronnant avec un fromager, un garde et un berger, la fille du Nord se laissa aller à l’euphorie. On la vit même se saisir d’une cornemuse au moment où une balade venait de se conclure pour en enchaîner avec une nouvelle. Soufflant à plein poumon, les yeux clos et les pas léger, elle quitta quelques instants le monde réel pour se plonger dans ses rêves. Là, il n’y avait ni Cataclysme, ni famine et le monde était encore beau et bon. Mais elle revînt vite à elle-même quand la mélodie cessa et que ses poumons la pressèrent de faire une pause. Délaissant le bruit et le tumulte et s’accrochant désespérément aux tables, aux épaules des convives et à tout ce qui pouvait l’empêcher de chuter à l’image d’un marin cherchant le bastingage en pleine tempête, Nora parvînt à quitter la pièce pour regagner l’extérieur et poser son arrière-train sur une marche contre le mur en bois d'un bâtiment ayant la triple casquette de friperie, tanneur et boucher. Ici, à l’abri des hurlements, elle fut rejointe par un de ses camarades et échangèrent quelques mots. Il ne tarda pas à lui envoyer quelques piques pour l’embêter. Cela faisait bientôt un an qu’ils se fréquentaient régulièrement et une certaine amitié était née entre eux. Tandis que la géante gardait une certaine froideur cachant ses émotions, lui les libérait comme l’extraverti qu’il était. Il n’était d’ailleurs pas rare que leurs confrontations d’idées ne soient que de pâles copies des joutes verbales de la cour Royale. Celles si n’existaient pas dans les montagnes. Là-bas, on cogne et on discute après, voilà un bon moyen de savoir qui a gagné sans discourir des heures durant.

Les deux Nordiens discutèrent un bon moment avant que le point d’orgue de la soirée ne débute. L’heure des hommages aux Dieux approchait et la foule se rassemblait lentement autour du brasier de la place principale. De puissantes flammes s’élevaient d’un cercle de pierres pour mourir dans les cieux. Les chants agressifs et alcoolisés s’éteignaient au fur et à mesure que les salles se vidèrent, les familles se retrouvèrent pour se rassembler sous une large fourrure et une pause tacite s’imposa sur la consommation de la boisson. La rouquine et son compagnon du moment regagnèrent le clan pour participer à la cérémonie, le silence se fit et les prêtres entamèrent leur office. Tous ici, du plus riche au plus pauvre, gredins et hommes de loi ne firent qu’un pour entonner les prières à la gloire des Dieux. Même la farouche Penderyn s’en remettait bien volontiers à eux. N’étaient-ils pas -après tout- les créateurs et juges de ce monde ? Qui pouvait-elle être pour leur tenir tête ? Alors qu’habituellement, elle entraînait avec elle une tornade d’ennuis et de bruits, cette fois-ci elle se contenta de remuer les lèvres et de libérer un simple murmure, humble face à l’univers. A sa droite se tenait un enfant d’une dizaine d’années. Il n’était accompagné que d’un homme guère plus âgé et il n’était pas bien difficile d’établir une corrélation entre le Cataclysme et la solitude de ces deux adolescents. Il tenait dans sa main un talisman estampé d’une rune qui était inconnue à la Nordienne. S’agissait-il d’un Dieu particulier dont le culte n’avait court que dans cette région ? Pourtant les deux pays étaient limitrophes et la culture, sensiblement la même ; était-ce une nouveauté ? Elle resta dubitative vis-à-vis de cette révélation et se contenta de reporter son attention sur les hommes de Foi.

Les chants religieux et les paroles prophétique emplirent les cieux et tous brillait par leur calme. La pression retomba lentement et l’euphorie laissa place à la mélancolie et à la fatigue. Ce n’est qu’après une heure passée à prier assise sur une pierre réchauffée par le braséro que la cheffe du clan O’Penderyn se mit en quête d’une paillasse pour passer la nuit. C’est finalement dans une grande salle peut-être la troisième plus importante du village qu’elle posa ses bagages et s’assoupit pour quelques heures..